D'ICI ET D'AILLEURS Ep10
- Comte-Sponville
- Bonjour chers auditeurs, Je voudrais aujourd ‘hui vous proposer un angle différent pour cette chronique D’ici et D’ailleurs . Différent parce que les attaques terroristes et les assassinats dans les rues de nos villes en Europe, que nous subissons depuis 2015, et hier encore à Strabourg, continuent de me choquer, par leur brutalité, par leur fondement liberticide et antisémite. Dans ma petite demi-heure d’antenne, je vais tenter , en toute humilité, de contribuer à un tout petit peu de réflexion et de mise en perspective. En 3 ans, le discours politique et citoyen est passé du « vous n’aurez pas ma haine » à la crispation et la fracture entre ceux qui prônent l’inclusion ( nouveau terme en vogue) et ceux qui y sont farouchement opposés . Cette fracture est telle, que chez nous en Belgique, elle ébranle un gouvernement au moment de signer à l’ONU un pacte sur les migrations Aujourd’hui, je tente l’exercice d’un plaidoyer pour l’intelligence et le cœur. Et pour cela, je voudrais partager avec vous la pensée d’un philosophe humaniste et écrivain, français, André Comte-Sponville, qui est notamment membre du Comité Consultatif National d'Ethique. Quand on demande à Comte Sponville à quoi sert la philosophie ; il répond : la philosophie sert, ou elle y tend, quand il s'agit de penser mieux pour vivre mieux. Alors pour tenter de penser mieux, j’ai extrait l’essentiel d’une conférence que Comte- Sponville a donnée en décembre 2003, et dont la teneur reste bien trop ancrée dans notre pénible réalité de société 15 ans plus tard . Quinze années passées à nous perdre dans un langage politiquement correct donc inapte à une réflexion non biaisée, dans un engrenage quasi schizophrénique de communautarisation , politiquement exploité, pour ce qui est de notre plat pays, de morcellement des pouvoirs en accaparements de pouvoirs . Il commençait, en force, son allocution par cette question politiquement incorrecte ; toutes les civilisations se valent-elles ? Je vous rappelle qu’il tient cette conférence en 2003, 2 ans après le choc du 11 septembre 2001 . Il dit : De ce point de vue, le 11 septembre 2001 a été un choc extrêmement désagréable, car les attentats semblaient donner quelques crédits à la thèse du politologue américain Huntington, que toute l’Intelligentsia française avait considéré comme nulle et non avenue, à savoir qu’après la lutte des classes, le conflit des idéologies ou le conflit des blocs est/ouest, le monde entrait dans un autre type de conflit, qui n’opposait plus des classes ou des systèmes politiques mais des cultures, des civilisations, et c’est ce que Huntington appelait donc le Choc des civilisations. Force est de reconnaître que le 11 septembre semblait donner quelques éclats à cette thèse. Et voilà nos intellectuels bien embarrassés… Il continue ainsi : Car s’il y a choc ou conflit des civilisations, il va falloir choisir son camp. Or, la quasi-totalité de l’Intelligentsia parisienne baignait depuis des décennies dans l’idée confortable que toutes les civilisations sont égales, qu’elles se valent toutes. Le problème est que si elles se valent toutes, au nom de quoi en choisir une plutôt qu’une autre ? Dire que tous les hommes sont égaux en droit et en dignité ne veut pas dire que tous les hommes sont égaux en fait et en valeur. Et il donne l’exemple suivant : Hitler est_il égal en fait et en valeur à Jean Moulin ? Hitler est _il égal en fait et en valeur au Général de Gaulle ? La réponse est non. Mais s’agissant des civilisations, tout est encore plus important, plus spectaculaire. Pourquoi , dit Andre Comte Sponville, est-ce que je ne crois pas que les civilisations soient égales en fait et en valeur ? La réponse du philosophe après une 1ere pause musicale .
- https://www.youtube.com/watch?v=BRwpjFW82G8 - Commencer à 12 sec jusqu’à 2 min 10
- part 2
- Continuons notre exercice, que j’appellerais de mieux pensance avec le philosophe Andre Comte Sponville,et voyons comment il explique qu’il ne croit pas que les civilisations soient égales en fait et en valeur ? Voilà le raisonnement qu’il tient, dans sa conférence de décembre 2003 : D’abord, dit –il, pour une raison de fait, qui relève de la simple observation. Ensuite pour une raison logique, qui relève de la simple rigueur intellectuelle. Une raison de fait relevant de l’observation : Imaginez, dit_il, que j’aie commencé mon propos en vous disant : « Quand même, je suis surpris par l’étonnante supériorité de la civilisation égyptienne, 3 000 ans avant JC, sur toutes les autres civilisations ». Sincèrement, est-ce que cela vous aurait choqué ? Non. Tout le monde sait bien que 3 000 ans avant JC, la civilisation égyptienne était très en avance par rapport aux civilisations gauloise ou grecque. M’auriez-vous pour autant traité de raciste anti-gaulois, anti-grec, et d’égyptophile fanatique? Bien sûr que non ! Imaginez que j’aie continué en vous disant « Quand même, la supériorité de la civilisation grecque au IVe siècle avant JC, par rapport aux civilisations gauloises ou germaniques à la même époque, c’ est tout à fait spectaculaire ». M’auriez-vous traité de raciste anti-gaulois, anti-germain et d’hellénophile fanatique ? Bien sûr que non ! Vous auriez constaté que je disais une évidence que jamais personne n’a contestée. Si je vous disais : « Et quelle formidable supériorité que celle de la civilisation arabo-musulmane au Xe siècle après JC, où il n’y a plus en Occident un seul philosophe digne de ce nom, où personne ne sait lire le Grec, et pendant ce temps d’immenses philosophes arabes traduisent du Grec à l’Arabe des oeuvres complètes d’Aristote ; d’ailleurs c’est grâce à eux, pour une part, qu’on les a conservées ». Vous ne m’auriez pas traité de raciste anti-gaulois, anti-germain, ni d’arabophile fanatique. Et je pourrais continuer : « Quelle supériorité que celle de la civilisation italienne au XIVe siècle après JC, par rapport aux civilisations françaises, britanniques et allemandes à la même époque ! » Est-ce que c’est du racisme anti-français, anti-britannique, anti-allemand, de l’italophilie fanatique ? Bien sûr que non ! Dans le passé, il a toujours existé des différences de fait et de valeur entre les civilisations. Tout le monde le sait, personne ne le conteste. Je me demande au nom de quoi ce qui a toujours été vrai dans le passé, ne serait plus vrai aujourd’hui. VIRGULE Passons à la 2eme raison pour laquelle André Comte Sponville soutient que toutes les civilisations ne sont pas égales en fait et en valeur. Il avance une raison logique, relevant, dit-il, de la rigueur intellectuelle. Objectivement, c’est-à-dire du point de vue scientifique (et en l’occurrence il s’agit des sciences humaines, ethnologie, sociologie), on peut bien répondre que toutes les civilisations se valent, pour une raison bien simple, c’est qu’elles ne valent rien. Et Pourquoi ?: Tout bêtement parce que les sciences humaines, comme toutes les sciences, n’énoncent aucun jugement de valeur. Autant demander au géomètre si toutes les figures géométriques sont égales. « Vous ne croyez pas quand même que le carré est un peu supérieur au triangle, et que le cercle est un peu supérieur au carré? » Le géomètre vous dira que vous n’avez pas compris ce qu’est la géométrie. Mais répondre à cette question suppose un jugement de valeur, ce qui fait qu’on ne peut pas échapper à une part de subjectivité. Ce qui bien sûr pose un problème, puisque dès lors, pour comparer différentes civilisations, on va le faire subjectivement. Mais comme chaque sujet a été élevé au sein d’une civilisation, il va tendre évidemment à privilégier la sienne. Comte Sponville va ensuite détruire une idée bien ancrée . Il dit : Ne croyez pas que dire que « toutes les civilisations se valent », ce soit défendre les droits de l’homme. C’est exactement l’inverse. Pour une raison simple et forte : si toutes les cultures se valaient, on ne pourrait plus dire qu’une culture qui respecte les droits de l’homme est supérieure à une culture qui ne les respecte pas. On ne peut qu’être d’accord avec lui quand il illustre encore son propos disant que : une civilisation qui pense que les hommes et les femmes sont égaux en droit et en dignité est supérieure à une civilisation qui prétend enfermer les femmes en situation d’oppression ou d’infériorité. Par exemple, une civilisation démocratique est supérieure à une civilisation tyrannique ou totalitaire. Par exemple, une civilisation qui respecte les libertés individuelles est supérieure à une civilisation qui ne les respecte pas. Par exemple, une civilisation laïque, où chacun a le droit de choisir sa religion ou son irréligion, est supérieure à une civilisation intégriste ou fanatique, qui prétend imposer la même religion à tout le monde. Nous sommes en 2003 quand il continue ainsi ! Et là, je vais vous dire, tranquillement, qu’entre la civilisation que représente Ben Laden et celle qui est la nôtre, il n’y a pas photo. En 2018, on peut remplacer Ben Laden par L’Etat Islamique du Yemen ou d’ailleurs, par Boko Haram, par Dieudonné, par le Hezbollah : il n’y a toujours pas photo entre ce que ces affreux professent et notre modèle de civilisation, même imparfait . Je peux reprendre sur cette radio les propos qui vont suivre de Comte Sponville, et parce qu’il les a prononcées, j’ai envie de dire ‘in tempore non suspecto’, c’était je le rappelle en 2003: Je cite : C’est donc précisément parce que toutes les civilisations ne se valent pas qu’il faut aider nos amis musulmans, c’est-à-dire ceux des Musulmans qui sont des amis possibles, à résister à la pente historique actuelle qui veut enfermer le monde arabo-musulman dans une horreur obscurantiste et totalitaire qui serait aussi néfaste pour eux, et aussi dangereuse pour le Monde, que l’était l’obscurantisme totalitaire stalinien. Une deuxième pause musicale avec une version de ce monde d’hommes avec la voix de Seal
- part 3
- Nous continuons à explorer la pensée du philopsohe Andre Comte Sponvile qui posait la question en 2003 : quelles valeurs pour le 21eme siècle ? Nous avons vu que le philosophe posait la question de l’équivalence des civilisations . Si notre civilisation qui n’est pas totalitaire est préférable à un modèle obscurantiste , il pose alors, une autre question . La question des valeurs : quelles sont les valeurs disponibles aujourd’hui pour la société que les démocrates veulent défendre ? Lors de sa conférence de décembre 2003,qui sert de trame aux réflexions que je vous livrent dans cette Chronique D’Ici et D’ailleurs, le philospohe Andre Comte Sponville raconte ceci : Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai été dérangé par un journaliste qui m’invitait à une émission de radio, de télévision ou à un débat public sur le thème des nouvelles valeurs… Je lui réponds toujours : « Ah bon, il y a des nouvelles valeurs ? ». Il me dit : « Allez, vous savez bien, on avait de vieilles valeurs, les valeurs judéo-chrétiennes, mais enfin bon, plus personne n’y croit, donc on a besoin de nouvelles valeurs ; et vous, en tant qu’intellectuel, c’est votre job, vous devez nous proposer de nouvelles valeurs ». C’est ce que j’appelle la « tarte à la crème » des nouvelles valeurs et je réponds toujours : « Mais quelles nouvelles valeurs voulez-vous que je sorte de quel chapeau ? » Vers 600-700 ans avant JC, l’essentiel, en matière de valeur, a été dit par les premiers philosophes grecs, par plusieurs des grands prophètes hébreux, par les philosophes présocratiques en Grèce, par le Bouddha en Inde, par Confucius en Chine… Alors c’est vrai que cela fait, en gros, 2500-3000 ans qu’on nous dit, dans toutes les grandes civilisations du monde, et sans aucune exception, que la sincérité vaut mieux que le mensonge, que la générosité vaut mieux que l’égoïsme, que le courage vaut mieux que la lâcheté, que la douceur et la compassion valent mieux que la violence et la cruauté, que l’amour vaut mieux que la haine… Est-ce que, pour faire moderne, il faut dire que ce n’est plus vrai aujourd’hui ? Que désormais le mensonge, la lâcheté, l’égoïsme, la violence, la cruauté, la haine valent autant ou davantage que leurs contraires ? Bien sûr que non ! Quand bien même je serais prêt à le dire, personne ici ne serait disposé à me suivre et c’est évidemment heureux. Autrement dit, continue André Comte Sponville : mon idée, c’est que, pour l’essentiel, il ne s’agit pas d’inventer de nouvelles valeurs. La Loi est connue, les valeurs sont connues.; il s’agit d’inventer une nouvelle fidélité aux valeurs le plus souvent fort anciennes que nous avons reçues et que nous avons à charge de transmettre. Parce que la seule façon d’être fidèle à ce qu’on a reçu, c’est évidemment de le transmettre. Sincèrement, est-ce que vous avez besoin de croire en Dieu pour penser que la sincérité vaut mieux que le mensonge, que la générosité vaut mieux que l’égoïsme, que l’amour vaut mieux que la haine… ? Bien sûr que non. Si vous croyez en Dieu, vous allez vivre en même temps votre foi et votre fidélité. C’est la figure traditionnelle, c’est très bien comme ça, continuez. Mais si vous ne croyez pas ou plus en Dieu, il vous reste à être au moins fidèle à ces valeurs que nous avons reçues et que donc nous avons à charge de transmettre. S’agissant de nos pays (ce serait différent si l’on était en Chine, au Maroc ou au Japon, mais il se trouve que nous sommes en France, en Europe, que nous sommes d’Occident), la vraie question, aujourd’hui, me semble-t-il, est la suivante : Que reste-t-il de l’Occident chrétien quand il n’est plus chrétien ? Et là, me semble-t-il, de deux choses l’une : – Ou bien vous pensez qu’il n’en reste rien, et alors il n’y a plus qu’à aller se coucher : nous n’avons plus rien à opposer ni au fanatisme, à l’extérieur, ni au nihilisme, à l’intérieur — et croyez-moi, le nihilisme est de très loin le danger principal. Ou bien, et je ne vois pas d’autre possibilité, il en reste quelque chose de l’Occident chrétien quand il n’est plus chrétien. Et si ce qu’il en reste n’est pas une foi commune (puisqu’elle a cessé de fait d’être commune : aujourd’hui un français sur deux est athée ou agnostique, un sur quatorze est musulman…), ce ne peut être qu’une fidélité commune, c’est-à-dire un attachement partagé à ces valeurs que nous avons reçues et que nous avons à charge de transmettre. Autrement dit, le principal danger, ce n’est pas le fanatisme seul, c’est que nous n’ayons plus rien à opposer au fanatisme que le nihilisme. Là, effectivement, on peut perdre ; et, si on gagne, cela pourrait être pire. Vous savez ce qu’on écrivait sur les murs, en mai 1968, « tout est possible, même rien ». Il m’a fallu longtemps pour comprendre que « rien » était justement le pire.
- part 4
- Reprenons le cours de la pensée du philospohe Andre Comte Sponville à propos du choix des valeursau 21eme siècle. En 2012 , il dit ceci : Attention à ne pas tomber dans le fantasme nocif et faux de la guerre des civilisations! Au fond ce qui donne tort à Samuel Huntington dans son livre sur Le Choc des civilisations, et à tous ceux qui s'amusent à se faire peur, c'est ce fait incontestable qu'il existe des démocrates musulmans et des fascistes judéo-chrétiens. La ligne de front n'oppose pas les religions les unes aux autres. Elle n'oppose pas davantage les civilisations. Elle oppose les démocrates à ceux qui ne le sont pas. Les droits de l'homme ne sont pas le bien exclusif de l'Occident. Ils font partie de ce que Gorbatchev appelait "les valeurs communes de l'humanité". Deux mille ans après le début de l'ère chrétienne, l'horreur des exactions commises est toujours aussi insoutenable… Cela fait partie de mes thèses métaphysiques : l'humanité ne progresse pas. Mais les sociétés, si. Notre société, spécialement en Europe, est très supérieure, à peu près à tous égards, à celle de l'Empire romain ou du Moyen Âge. Mais l'espèce n'évolue pas en deux millénaires. Et donc le pire est toujours possible. Ce qui est frappant, c'est la contribution des religions à ce pire ; en se réclamant d'un bien prétendument absolu, des humains s'autorisent les pires horreurs. On pouvait penser que c'était derrière nous. "Dieu est mort", assurait-on. Et on découvre que non seulement Dieu n'est pas mort, ou pas pour tous, mais qu'il y a ce fameux retour du religieux qui peut prendre les formes les plus effrayantes et les plus archaïques : celles des persécutions, des fanatismes, des guerres de religions. La modernité en prend un coup! L'adversaire aujourd'hui, ce n'est plus l'Église catholique, c'est le fanatisme, l'obscurantisme, le terrorisme, qu'il se réclame d'une religion ou qu'il soit parfaitement athée. Cela veut dire aussi qu'une nouvelle alliance est possible entre tous ceux qui refusent les extrémismes, contre ceux qui veulent imposer par la violence leur propre conception du monde. Une civilisation est un art de jouir ; et cela vaut mieux qu’une jouissance brutale ou sans art. VIRGULE Je terminerai en rapportant ce qu’a écrit André Comte Sponville aux lendemain des meurtres odieux dans l’école juive à Toulouse en mars 2012 et qui sont hélas encore tellement de circonstances : il écrivait : Rien n'effacera l'horreur de ce qui s'est produit, ni ne rendra la vie aux victimes, ni ne consolera leurs proches. A nous de transformer notre émotion en résolution, en détermination, en obstination, en courage. Le combat contre le fanatisme n'est pas seulement un combat contre la haine. C'est un combat pour la paix, la liberté, la justice: toutes choses que nous devons à nos enfants, donc aussi - telle est la leçon de Toulouse - aux enfants des autres. Telle est la leçon des meurtres que nous subissons régulièrement en Europe depuis janvier 2015 .Alors , peut être allons-nous y parvenir : pensons mieux pour vivre mieux. Les dernières notes de cette chronique sont pour une belle chanson d’amour avec les voix passionnées de Lionel Ritchie et Diana Ross, A mercredi prochain, de 14h à 14h 30, dans un monde un peu meilleur, peut être . Le rediffusion de cette chronique D’Ici er D’ailleurs ce sera demain jeudi de 16h30 à 17H.
- part 5